Interview : Jérôme Brouillet, de la bombe de Kauli Vaast au kick-out de Gabriel Medina

Quand un cliché désormais historique change la donne...

20/09/2024 par Ondine Wislez Pons

Photographe, Jérôme Brouillet a couvert les Jeux Olympiques de Paris 2024 à Teahupo’o en juillet dernier. Alors qu’il shootait les surfeurs et les surfeuses, heat après heat, depuis le bateau des médias, il a immortalisé l’un des kick-outs de Gabriel Medina qui, très rapidement, a fait le tour de la planète, donnant ainsi un nouveau tournant à sa carrière professionnelle.

Enfant puis adolescent, »comme un million de gamins« , Jérôme faisait du skate et filmait ses copains. Plus tard, il a assisté l’un de ses amis photographes de VTT en l’accompagnant sur des événements sportifs dans le Sud-Est de la France, où il a grandi. Aujourd’hui, Jérôme est photographe sportif à Tahiti, où il vit depuis une dizaine d’années. Et s’il capture de nombreuses disciplines, le surf reste son sport de prédilection. Le Marseillais d’origine a fait ses armes à Teahupo’o pendant 7 ou 8 ans, y shootant exclusivement du free surf, avant qu’on ne lui donne l’opportunité de couvrir les trials et la compétition annuelle organisée par la WSL. « Je suis arrivé à Teahupo’o par la porte de derrière. Au départ, je n’avais pas l’intention de gagner de l’argent, j’y allais par passion car le marché me semblait saturé de photographes » confie Jérôme, qui se considère aujourd’hui encore comme un outsider, soucieux de respecter les photographes présents à Teahupo’o depuis plus longtemps que lui et dont il admire profondément le travail.

Petit à petit, à force de passion et de respect, Jérôme a su obtenir la sympathie de ses pairs, avec lesquels il entretient de très bonnes relations dont certaines se sont transformées en belles amitiés. Le Français a su saisir les opportunités quand elles se sont présentées, jusqu’à couvrir la compétition de surf la plus médiatisée du monde. Il arrive à Jérôme de faire de l’aqua, mais il préfère shooter du bateau. « Je trouve que ça offre plus d’options, surtout avec le grand angle » explique-t-il. De passage à Paris après les Jeux, Jérôme a fait un crochet par le Sud-Ouest de la France, où il nourrit des amitiés de longue date. Nous avons sauté sur l’occasion pour le rencontrer et revenir sur sa fameuse photo de Gabriel Medina, qui lui a valu le grand succès, qu’il savoure pleinement.

Surf Session – Salut Jérôme ! Comment t’es-tu retrouvé à shooter le surf aux Jeux Olympiques cette année, à Teahupo’o ?

Jérôme Brouillet – J’ai shooté les Jeux Olympiques de surf avec l’AFP. Je suis photographe free lance, mais je travaille avec eux ponctuellement.

Comment a commencé ta collaboration avec l’AFP ?

J’ai commencé à travailler pour l’AFP pendant le covid. Tim (McKenna) m’a appelé pour me dire que l’AFP cherchait un photographe. J’ai alors saisi cette opportunité et ils m’ont recontacté en 2022, pour me proposer de shooter sur le Tahiti Pro. J’ai appelé Tim pour être sûr qu’il ne soit pas lui-même intéressé, même s’il ne shoote quasiment plus de compétitions. Il est photographe à Teahupo’o depuis longtemps et c’est important pour moi de respecter ça. Il m’a dit de foncer et j’ai shooté sur la compétition. J’avais déjà shooté du surf compétition, la première fois c’était en 2017, mais c’était pour des petits clients locaux, des sponsors, de magazines… Là, c’était la première fois que je shootais pour une agence de presse internationale. L’AFP a ensuite souhaité que je travaille avec eux sur les JO, qui ont nécessité un travail très important en amont, notamment parce qu’il fallait que l’on envoie nos photos en instantané à un éditeur pendant la compétition.

Envoyer les photos en direct live pendant une compétition doit ajouter pas mal de contraintes. Peux-tu nous en parler ?

Oui, ça ajoute pas mal des contraintes techniques. Pendant les JO, je travaillais avec Ben Thouard. Lui shootait dans l’eau et moi je shootais du bateau. Pendant chaque heat nous devions envoyer les photos en live à notre éditeur et pour ça, il fallait que l’on soit branché à notre téléphone et qu’il y ait du réseau. Plus le dispositif est complexe, plus il faut de la préparation en amont. Pendant toute la durée des JO nous devions sélectionner des photos juste après les avoir prises, pour les envoyer à notre éditeur, sans rien perdre de l’action, ce qui demandait une immense concentration. Il fallait avoir les yeux partout. Mais le point positif, c’est qu’à la fin de la journée, il n’y avait pas tout le dérush habituel à faire.

© Jérôme Brouillet
Michel Bourez, Billabong Pro 2017 © Jérôme Brouillet
Kauli Vaast le 13 août 2021 © Jérôme Brouillet
Matahi Drollet le 13 août 2021 © Jérôme Brouillet

Par ailleurs, tu as l’habitude de shooter sur des grosses sessions free surf à Teahupo’o. Ce qui t’avait notamment valu une couv’ Surf Session !

J’ai fait mes armes sur le tas. Depuis plusieurs années je me rends sur des free sessions à Teahupo’o, quand les vagues sont grosses, mais je n’avais encore jamais fait de photos pour un média ou une agence de presse. La seule fois où c’est arrivé, c’était en 2021, quand j’ai fait la couverture de Surf Session avec une photo de Matahi (Drollet). J’ai aussi fait une double dans Paris Match avec une photo de Kauli (Vaast).

Qu’est-ce qui change quand tu shootes du surf en compétition, par rapport à du free surf ?

C’est très différent. La compétition est beaucoup plus protocolaire et demande plus de concentration. Il faut faire des photos de chaque athlète, faire leur portrait, les prendre quand ils se préparent, quand ils rament vers toi… Il y a tout un cahier des charges à respecter. Il faut essayer de capter les émotions, leur joie, leur peine et l’action bien sûr, mais aussi tout ce qu’il y a autour, les paysages, les kick outs… Parlons en d’ailleurs des kick outs (rires). Il faut réussir à capturer des moments dans lesquels le grand public va pouvoir se retrouver.

Toi qui shootes d’autres sports, en quoi le surf est différent ?

Je dirais que ça dépend pas mal de l’affinité que l’on a avec tel ou tel sport. Il y a des photographes que le surf doit barber, c’est un sport particulier dans lequel il peut y avoir beaucoup d’attente. Sur un spot comme Teahupo’o on combat souvent les éléments, surtout sur le bateau média, qui n’a pas de toit et où l’on se prend souvent le spray dans la tête. Entre les embruns, la pluie, le soleil, le matos comme notre corps sont mis à rude épreuve. Le surf est mon sport de cœur, j’aime sa dimension artistique, le côté naturel qu’offre la beauté des vagues et du paysage, surtout à Teahupo’o. Contrairement à d’autres spots où l’on shoote depuis la plage, Teahupo’o se shoote depuis un bateau. On a une vue à 360°, on voit la vague commencer à plusieurs centaines de mètres, les surfeurs partir du large, se rapprocher et les montagnes autour. Je shoote les surfeurs mais j’aime aussi prendre le paysage, la vague qui tape, le spray semblable à de la fumée. C’est magnifique !

Venons-en maintenant à la fameuse photo de Gabriel Medina… Peux-tu nous remettre dans le contexte de ce shot ?

En termes de conditions, c’était la plus grosse matinée des JO. En me réveillant, j’ai entendu les vagues qui tapaient sur le récif. Comme tous les matins, j’ai récupéré Ben (Thouard) avant de rejoindre la marina. La compétition était ON, on a rejoint le spot en bateau et c’était vraiment balèze. On était super excité ! Ça faisait deux jours qu’on shootait dans des conditions plutôt calmes et pour nous, c’était une belle récompense. On savait qu’on allait se régaler, surtout qu’à partir de midi le vent allait tourner.

Puis Gabriel Medina a pris sa vague ?

Il était 9h30, ça faisait 2h30 que la compétition était lancée. Gabriel Medina est parti sur la vague de la journée et quand il la prend, il sait qu’il est sur LA bombe. D’ailleurs je ne l’ai pas vu sur le moment, mais il a fait un 10 avec ses mains en direction de la tour des juges. Je l’ai d’abord pris en photo sur la vague et on savait tous qu’il allait faire un kick out ou une acrobatie à la fin. J’ai visé à gauche, à l’arrière du bateau, là où j’estimais qu’il allait sortir. Il est sorti et j’ai shooté en rafale, j’ai fait 8 photos en tout. Je visais avec le petit carré pour être le plus précis possible. La première photo est mauvaise, mais dès la deuxième j’ai réussi à le capter et la quatrième photo de la série est celle que l’on connaît.

Sur le moment, quand tu dois faire la sélection pour l’envoyer à l’éditeur, qu’est-ce que tu te dis ?

Je me dis que c’est une photo dont la composition est sympa et qu’elle va plaire aux médias et au grand public. Contrairement à la presse spécialisée, qui privilégie des photos d’action à destination d’un public d’initiés, l’AFP veut toucher le grand public. Et le grand public sera davantage touché par une photo comme celle-ci que par une photo d’action pure. Dans le bateau je ne voyais pas très bien la photo, mais j’ai vu que ce kick out sortait de l’ordinaire, avec cet alignement entre le corps et la planche. Mais tout de suite après Kanoa Igarashi a pris une vague et j’ai dû le shooter, j’avais déjà oublié la photo de Medina.

Qu’est-ce qu’il s’est passé ensuite ?

Après la vague de Kanoa, j’ai eu une minute pour sélectionner les photos et les envoyer. Assez rapidement, mon téléphone s’est mis à vibrer. Pendant les JO, contrairement aux autres compétitions, il y avait des breaks de quelques minutes entre chaque série. J’en profitais pour communiquer avec notre éditeur et m’assurer qu’il recevait bien tout. Mais cette fois, quand j’ai pris mon téléphone, j’ai vu plein de notifications Instagram et un nombre anormal de nouveaux followers. Mais la compétition a vite repris. Un heat s’est passé avant que je puisse reprendre mon téléphone et voir que la photo de Medina faisait le buzz, mais à ce moment-là, je ne comprenais pas encore vraiment pourquoi.

Quel a été le premier média à relayer la photo ?

Je crois que c’est le Time Magazine Brazil qui a été le premier à reprendre la photo sur le serveur de l’AFP. En la postant sur leur compte Instagram ils ont mentionné mon compte et ça a été l’explosion. Après le dernier heat de la matinée, j’ai fini d’envoyer les photos, rangé tout mon matos et j’ai enfin pu regarder tout ça avec plus d’attention. C’est quand j’ai ouvert ma boîte mails et que j’ai vu plusieurs demandes d’interviews que j’ai compris qu’il se passait vraiment quelque chose. En rentrant à la marina, j’ai reçu un coup de téléphone du journal brésilien Globo, pour une interview. Par chance, la compétition a été déclarée OFF pendant 2 jours et demi et j’ai enchaîné les interviews. Timing parfait ! (rires)

Pourquoi penses-tu être le seul à avoir eu cette photo, alors que vous étiez plusieurs photographes sur le bateau ?

Je dirais qu’il y a un facteur chance. On est tous bons, expérimentés et on sait tous que Gabriel Medina va faire un jump. On a tous des angles différents et j’avais le bon, tout simplement. Parfois, ça se joue à rien. Si je devais trouver des raisons qui auraient pu me faire rater cette photo, j’en aurais 1 milliard. Si je mesurais 20cm de plus, si l’angle du bateau était de 15° de plus à tribord, si j’avais appuyé une demi-seconde plus tard sur le bouton… Je compare souvent la photo de surf au sport lui-même, parce qu’il y a toujours une part de chance. Que tu sois surfeur ou photographe, tu es là, préparé, entraîné et à un moment donné tu peux avoir un coup de chance et avoir LA vague, même s’il n’y a pas que ça bien sûr.

Concrètement, qu’est-ce que cette photo a changé pour toi ?

Le premier impact fut sur mon compte Instagram. En une nuit, j’ai pris 70 000 followers et au bout d’une semaine plus de 200 000, alors qu’avant cette photo, j’en avais un peu plus de 2000. J’ai aussi reçu beaucoup de demandes d’interviews. Avant de les accepter, j’ai quand même pas mal réfléchi, ‘est-ce que j’accepte ?‘, ‘est-ce que je reste dans l’ombre ?‘ Puis j’ai décidé de me laisser porter là où cette photo pouvait m’entraîner. Ça fait des années que je fais de la photo de sport tout en bossant à côté parce que c’est difficile d’en vivre. J’ai donc eu envie de saisir ma chance.

Ça ne t’a pas fait peur, tous ces nouveaux followers, en si peu de temps ?

Il y a un côté euphorique, mais je tiens à garder les pieds sur terre. Dans notre monde actuel, 200 000 followers, ça ne veut pas dire grand chose. Mais j’ai envie de saisir cette belle opportunité et d’en faire quelque chose. Mais effectivement, il y a un côté un peu flippant. Je passe beaucoup de temps sur les réseaux sociaux, pour m’informer et ça m’arrive de naviguer dans les commentaires qui, parfois, sont d’une violence inouïe. Même si je n’ai rien fait de mal, je craignais de me prendre un backwash. Au lieu de ça, j’ai reçu un raz de marée de bienveillance et de très beaux messages. J’ai été époustouflé par le respect que les gens ont manifesté envers le métier de photographe. C’est un métier compliqué, qui n’est pas toujours respecté et le grand public a été d’un soutien exceptionnel. Certains me tagguaient en commentaire, quand mon crédit n’apparaissait pas dans une publication, en disant ‘merci de respecter l’œuvre des artistes en mentionnant leur nom‘. J’ai trouvé ça incroyable que les gens aient conscience de ça, le défendent. Ça m’a beaucoup ému, surtout vis à vis de mes pairs, de tous ces gars qui bossent dans l’ombre, qui sont dans l’eau à Teahupo’o depuis bien plus longtemps que moi.

Justement, est-ce que d’autres photographes se sont manifestés ?

Certains photographes dont je suis le travail depuis une quinzaine d’années m’ont félicité en me disant de profiter de ce moment. Je pense à Brian Bielmann ou à Ted Grambeau. Ben (Thouard) m’a appelé, hilare, parce qu’on a bossé ensemble pour l’AFP pendant les JO, en me disant que c’était un truc de fou. Même si tout ça devait s’arrêter maintenant, sans que j’ai forcément d’opportunités derrière, cette reconnaissance me suffit amplement. Je suis un autodidacte de la photo, j’ai souvent souffert du syndrome de l’imposteur et c’est la plus belle des récompenses, c’est le boost le plus incroyable que j’ai eu de toute ma vie.

Après les JO, tu as été invité à rencontrer Gabriel Medina à Paris ?

L’un des sponsors de Gabriel Medina, Corona, m’a invité à Paris avec lui et Tatiana Weston-Webb, comme ils ont été médaillés tous les deux. C’était une expérience très surprenante, parce que j’ai l’habitude de garder une certaine distance avec les athlètes que je shoote. C’était la première fois que je parlais à quelqu’un d’aussi connu, j’étais un peu intimidé, mais j’ai réussi à vite casser la glace. Être lié par l’une des photos de surf qui a le plus tourné de l’histoire du surf, en tout cas à l’heure des réseaux sociaux, ça rapproche. On a discuté du fait que des gens se soient tatoués la photo, ça nous a amusés. Mais comme je l’ai dit, il a fait 90% du job et j’ai fait le reste.

Que penses-tu que cette photo ait apporté au surf en général, notamment à la place de ce sport dans l’univers médiatique ?

C’est une question complexe, à laquelle je voudrais répondre sans prétention. Si cette photo a pu susciter de l’intérêt pour le surf chez des gens qui, a priori, n’y connaissent pas grand chose, c’est génial et on aura fait le job. J’adore ce sport et je serais content de savoir que cette photo a participé à le rendre un peu plus populaire.


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