D.C – Je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas de journalistes dans le coin. « Le Journal du dimanche » m’a donc proposé d’écrire des articles web pour eux. J’ai donc écris mon premier article sur la frontière.
La frontière est un endroit très symbolique. On y accueille les femmes, les enfants, les vieillards partis sur la route en voiture ou à vélo, le plus souvent à pied. Les hommes sont restés au pays pour se battre. Certains d’entre eux accompagnent leur famille jusqu’à la Tisza, cette rivière qui sépare l’Ukraine de la Roumanie, la guerre de la paix.
Sur le vieux pont en bois, les douaniers on disposés des jouets pour les enfants qui arrivent d’Ukraine. La plupart de ceux qui arrivent sont encore sous le choc. Certains lèvent machinalement les yeux au ciel, réflexes des semaines passées sous les bombes. D’autres se mettent à pleurer en franchissant la frontière car c’est à cet instant précis que se matérialise toute la tragédie de l’exil.
Rapidement je me suis retrouvé à accompagner un convoi jusqu’à Lviv, le bastion humanitaire de toute l’Ukraine. C’est là que tout arrive et que tout s’organise.
D.C – Je souhaitais relater le « vivre en temps de guerre » et surtout montrer l’humanité au milieu de la tragédie. En Ukraine, le simple fait de vivre normalement est un acte de résistance. Ils ont besoin de ça pour ne pas sombrer dans l’angoisse et pour garder espoir. Dans les parcs, dès qu’il fait beau, tout le monde se réunit même s’il y a des sirènes antimissiles. Personne ne bouge. Il y a vraiment une intensité vitale incroyable, c’est ça mon sujet. J’ai également commencé à travailler avec des artistes, écrivains, peintres, pour montrer l’importance de l’art en temps de guerre.
Es-tu revenu en France durant ton périple ?
D.C – Au bout d’un mois, j’ai dû rentrer en France. Sur les 5 jours du retour, j’ai eu le temps de réfléchir et je me suis dit qu’il fallait absolument que je retourne là-bas pour mettre ce que j’avais écris en image. D’autant plus que j’avais rencontré des personnages très forts, notamment un peintre charismatique avec une barbe blanche et des yeux bleus, que tout le monde appel le dernier hippie de Galicie (la partie ouest de l’Ukraine). Depuis 2014 il se rend sur le front du Donbass six fois par an pour peindre des icônes religieuses pour le salut des soldats. Un hippie-peintre-guitariste, véritable trait d’union entre l’artiste et le prêtre. J’ai passé quelques jours chez lui et je voyais les soldats venir se faire peindre des icônes religieuses avant de partir au front.
J’ai donc passé deux semaines en France pour repartir ensuite là-bas début mai avec le caméraman Michael Darrigade. Un départ depuis la ville industrielle de Drohobytch, à la frontière polonaise, jusqu’à Kharkiv à quelques kilomètres de la ligne de front et de la frontière russe. Une immersion dans le quotidien de ces femmes et de ces hommes qui utilisent l’art comme moyen d’évasion et de résistance.
Nous avons réussi à nous faire accréditer par l’armée ce qui nous a permis d’avoir des laisser passer pour traverser tous les check-points. Sans ça, tu peux te faire malmener en interrogatoire.
Qui tient les check-points que tu as traversé ?
D.C – Ce sont généralement les volontaires des forces de défense territoriale : avocats, charpentiers, musiciens, cuisiniers, professeurs, des jeunes, des femmes, venus de chaque région, de chaque ville, de chaque quartier, une armée de civils prêts à mourrir pour défendre sa liberté. Positionnés au contrôle des checks points, ils font également respecter le couvre feu et empêchent les pillages pour que l’armée de métier puisse se concentrer sur les opérations de combat. Ils viennent aussi prêter main forte sur certains théâtres d’opérations pour tenir la ligne de front. Et malgré une formation militaire accélérée, ils ont infligé de lourdes pertes à l’armée ennemie.
Pour les Russes, ceux que nous avons croisés étaient morts. Quand tu travailles côté ukrainiens, tu ne peux pas passer de l’autre côté de la ligne de front. Le réalisateur Lituanien Mantas Kvedaravi?ius qui a croisé les Russes s’est pris une balle dans la tête à Marioupol.
Chronologiquement, comment s’est déroulée l’expédition ?
D.C – Nous avons passé une semaine à l’Ouest chez le vieux peintre, puis traversé la moitié du pays en train jusqu’à Kyiv (Kiev). Une fois là-bas, on a commencé avec des artistes graffeurs qui peignent couleur camouflage les véhicules civils réquisitionnés par l’armée pour être envoyés au front.
On a rencontré ensuite encore quelques artistes avant de reprendre un train de nuit en direction de l’Est et la ville de Kharkiv qui avait déjà vécu deux mois de front. Le premier jour de guerre, ils ont attaqué Kharkiv directement, des combats très intenses, une partie de la ville a été détruite par l’artillerie russe. Les 3/4 de la population sont partis se réfugier à l’Ouest du pays, les autres se sont terrés deux mois dans le métro.
Il y a environ 30km qui séparent Kharkiv de la frontière russe. Dans cette zone il y a beaucoup de petits villages qui ont passé deux mois sous l’occupation russe. Ils viennent d’être libérés, mais le front est vraiment proche, ça canarde toute la journée.
Dans cette zone très à risque, on a pu passer les check points grâce aux forces spéciales de l’unité kraken (régiment Azov de Kharkiv). On accompagnait un groupe de volontaires qui apportaient de la nourriture aux derniers habitants bloqués près de la ligne de front. C’était le plus souvent des vieillards qui ne pouvaient ou ne voulaient pas partir en abandonnant leur maison, leurs chèvres, leurs poules…
C’est dans un de ces villages, qu’une colonne de blindés a lancé une offensive. On ne l’a su que le soir-même lors du débrief avec les militaires. On ne s’en est pas rendu compte sur le moment. En fait, des drones ukrainiens ont calculé que des chars russes arrivaient. Les russes ont quant à eux repéré les drones et ont essayé de se cacher dans les jardins à côté de notre zone de mission. Au final, les tanks ont été détruits par l’artillerie Ukrainienne. Tu te dis « putain il y avait des tanks qui se cachaient dans les jardins où on était.
Comment tu te sens le soir après ce genre de journée ?
D.C – Quand tu fais ce genre de mission près du front, tu as la boule au ventre toute la journée. De manière générale, à l’Est, tu entends les tirs d’artillerie du matin au soir. Mais étrangement, tu sais que tu accomplis un travail important, que tu es là pour raconter, pour témoigner et d’une certaine façon pour aider ces pauvres gens. Tu vis des moments d’une richesse incroyable, parfois très durs avec des gens qui ont tout perdu, parfois très purs avec des volontaires qui n’hésitent pas à courir sous les bombes pour sauver ceux qui n’ont plus rien. Dans un village situé à 2 km de la ligne de front, il y avait des grands mères qui pleuraient. En tant que réalisateur, à part donner quelques instructions à Michael, je n’avais pas grand-chose à faire de plus. Je me suis retrouvé à les prendre dans mes bras, une par une, ces vieilles femmes fragiles comme des ombres. Ce fut un moment très émouvant et très dur. Je ne l’oublierai jamais.
À quel moment tu te sais qu’il faut que ça s’arrête ?
D.C – Ça c’est le truc le plus compliqué. Ce n’était pas du tout prévu qu’on aille aussi loin à l’Est. Trois jours après notre dernière mission, un journaliste français de BFM s’est pris un éclat d’obus dans la gorge. Il accompagnait lui aussi des volontaires près de la ligne de front. Les russes prennent pour cibles les humanitaires et les journalistes.
À la fin de notre voyage à Kharkiv, des volontaires nous ont proposé une dernière mission. Là c’est compliqué. On venait de faire cette journée vraiment dangereuse et il me semblait qu’on avait filmé toutes les images qu’on avait besoin. Mais on se dit qu’on peut toujours mieux faire alors on a dit « oui ». Ce soir-là, je n’ai pas bien dormi. Je me disais « c’est peut-être la mission de trop ».
Au final la mission fut annulée parce que les Russes ont recommencé à lancer des offensives et on s’est fait bombarder en pleine ville.
C’est comment de se retrouver au coeur des bombardements ?
D.C – Kharkiv est une ville très grande mais les bombes peuvent tomber n’importe où. Le dernier jour, 20 bombes sont tombées à 200m de l’hôtel. Sûrement un entrepôt d’armes ou de carburant qui était visé. Je t’avoue qu’à la fin du voyage, on a tous les deux pris quelques exo1000 pour nous aider à dormir. Ce n’est pas vraiment de la peur mais plutôt une sorte de tension permanente qui ne te quitte pas. C’est quelque chose qui fatigue énormément.
En 1 an tu es passé d’un trip solo en Indonésie pendant le Covid à ça… C’est un virage à 360 degrés.